jeudi 27 octobre 2011

Ma très bonne amie Mélanie, m'a envoyé ça:

Peut-être alors la fatigue et la tristesse que je ressentis vinrent-elles moins d'avoir aimé inutilement ce que déjà j'oubliais que de commencer à me plaire avec de nouveaux vivants, de purs gens du monde, de simples amis des Guermantes, si peu intéressants par eux-mêmes. Je me consolais peut-être plus aisément de constater que celle que j'avais aimée n'était plus au bout d'un certain temps qu'un pâle souvenir que de retrouver en moi cette vaine activité qui nous fait perdre le temps à tapisser notre vie d'une végétation humaine vivace mais parasite, qui deviendra le néant aussi quand elle sera morte, qui déjà est étrangère à tout ce que nous avons connu et à laquelle pourtant cherche à plaire notre sénilité bavarde, mélancolique et coquette. L'être nouveau qui supportait aisément de vivre sans Albertine avait fait son apparition en moi, puisque j'avais pu parler d'elle chez Mme de Guermantes en paroles affligées, sans souffrance profonde. Ces nouveaux moi qui devraient porter un autre nom que le précédent, leur venue possible, à cause de leur indifférence à ce que j'aimais, m'avait toujours épouvanté : jadis à propos de Gilberte quand son père me disait que si j'allais vivre en Océanie je n'en voudrais plus revenir, tout récemment quand j'avais lu avec un tel serrement de coeur les mémoires d'un écrivain médiocre qui, séparé par la vie d'une femme qu'il avait adorée jeune homme, vieillard la rencontrait sans plaisir, sans envie de la revoir. Or il m'apportait au contraire avec l'oubli une suppression presque complète de la souffrance, une possibilité de bien-être, cet être si redouté, si bienfaisant et qui n'était autre qu'un de ces moi de rechange que la destinée tient en réserve pour nous et que, sans plus écouter nos prières qu'un médecin clairvoyant et d'autant plus autoritaire, elle substitue malgré nous, par une intervention opportune, au moi vraiment trop blessé. Ce rechange, au reste, elle l'accomplit de temps en temps, comme l'usure et la réfection des tissus, mais nous n'y prenons garde que si l'ancien contenait une grande douleur, un corps étranger et blessant, que nous nous étonnons de ne plus retrouver, dans notre émerveillement d'être devenu un autre, un autre pour qui la souffrance de son prédécesseur n'est plus que la souffrance d'autrui, celle dont on peut parler avec apitoiement parce qu'on ne la ressent pas. Même cela nous est égal d'avoir passé par tant de souffrances, car nous ne nous rappelons que confusément les avoir souffertes. Il est possible que, de même, nos cauchemars la nuit soient effroyables. Mais au réveil nous sommes une autre personne qui ne se soucie guère que celle à qui elle succède ait eu à fuir en dormant devant des assassins. Sans doute, ce moi gardait encore quelque contact avec l'ancien, comme un ami, indifférent à un deuil, en parle pourtant aux personnes présentes avec la tristesse convenable, et retourne de temps en temps dans la chambre où le veuf qui l'a chargé de recevoir pour lui continue à faire entendre ses sanglots. J'en poussais encore quand je redevenais pour un moment l'ancien ami d'Albertine. Mais c'est dans un personnage nouveau que je tendais à passer tout entier. Ce n'est pas parce que les autres sont morts que notre affection pour eux s'affaiblit, c'est parce que nous mourons nous-mêmes. Albertine n'avait rien à reprocher à son ancien ami. Celui qui en usurpait le nom n'en était que l'héritier. On ne peut être fidèle qu'à ce dont on se souvient, on ne se souvient que ce qu'on a connu. Mon moi nouveau, tandis qu'il grandissait à l'ombre de l'ancien, l'avait souvent entendu parler d'Albertine ; à travers lui, à travers les récits qu'il en recueillait, il croyait la reconnaître, elle lui était sympathique, il l'aimait ; mais ce n'était qu'une tendresse de seconde main.

Albertine Disparue, Proust. Mélanie a lu toute la Recherche et fait preuve d'une grande bienveillance.
1. Cet envoi signifie à peu près le fameux: "un jour tu te réveilleras et tu auras oublié Boris". Je n'en suis pas encore à la tendresse de seconde main, je n'y arrive pas, pourtant je fais beaucoup d'efforts. J'ai vu quelques films où le personnage aime durant toute sa vie un même individu, de façon unilatérale. Catherine Deneuve, par exemple, aime Jaromil même quand il est joué par Milos Forman (qui a à peine forme humaine; c'est vraiment pas banal). Et là, je dois vous dire que ça me fait flipper. C'est bien mon genre l'unilatéralité en plus. Et si j'étais coincée pour une durée indéterminée. C'est tout le problème quand ton amant ne meurt pas.
2. Mélanie est-elle convaincue que l'on peut tout penser avec Proust, parce que tout a été pensé par Proust (oui)? Je citerais à cet égard Dawson, qui lui, imaginait que tout était dans Spielberg; cependant, on ne peut pas vraiment s'y fier étant donné qu'il est le fruit d'un mauvais scénariste américain qui trouvait certainement underground le fait d'aimer Spielberg. Tu as un peu foiré sur ce coup là mon petit gars.